Des menaces de mort. Des insultes racistes ou misogynes. Chaque jour, au Canada, les professionnels des médias subissent les assauts constants du harcèlement et des menaces en ligne. Cela a de profonds impacts sur eux et sur leurs proches, mais aussi sur l’un des fondements de notre démocratie : la liberté de la presse.
Début novembre, Radio-Canada/CBC a invité des experts et des professionnels des médias à participer au forum #CestAssez sur le harcèlement en ligne des journalistes. Les témoignages que nous y avons entendus étaient aussi bouleversants que démoralisants. Si la critique a sa place, on ne peut tolérer la hausse inquiétante des attaques racistes et homophobes, des menaces de viol ainsi que des menaces d’agressions envers les journalistes et leurs familles. Tout ça dans l’intention de les réduire au silence.
Tristan Péloquin, journaliste à La Presse, a évoqué durant le forum le stress associé au fait de recevoir des menaces sur une base régulière, incluant un message suggérant qu’une bombe pourrait être placée dans sa voiture. Joanna Chiu, du Toronto Star, a dit avoir reçu tellement de menaces de mort qu’elle en a perdu le compte. C’est à se demander qui peut encore vouloir faire carrière dans le journalisme à notre époque.
Le harcèlement des journalistes : une menace croissante
Ce ne sont plus des incidents isolés. Un premier sondage en ligne canadien1 sur le journalisme face à la haine d’Ipsos révèle toute l’ampleur du phénomène : 72 % des professionnels sondés ont dit avoir subi du harcèlement au cours de la dernière année, et 65 % en ont été victimes en ligne. Un répondant sur cinq a même dit vivre ce type de harcèlement sur une base quotidienne ou hebdomadaire.
Parmi les cibles de prédilection, on retrouve les femmes, les personnes racisées, les Autochtones et les minorités sexuelles.
Lorsqu’on sait qu’un journaliste sur trois envisage de quitter la profession à cause du harcèlement, on voit le risque que nous courons de perdre certains points de vue essentiels dans nos salles de nouvelles et nos démocraties.
À Radio-Canada/CBC, nous avons un groupe de travail qui mène nos efforts de lutte contre la haine en ligne. Nous avons bonifié les ressources offertes à nos employés et nous réagissons plus rapidement lorsqu’un employé est pris pour cible. Nous avons aussi rehaussé la sécurité sur le terrain et retiré les logos sur certains de nos véhicules.
Responsabiliser les médias sociaux
Dans une chronique récente2, Patrick Lagacé s’inquiétait de voir que les « trolls qui se radicalisent sur l’internet se fédèrent dans le réel ». C’est aussi notre constat. Si nous voulons enrayer le mal à sa source, nous devons amener les entreprises de réseaux sociaux à prendre leurs responsabilités.
Les réseaux sociaux doivent se montrer plus proactifs dans l’application de leurs propres règles contre le discours haineux. Ils doivent également intervenir plus vite lorsqu’un média signale un incident envers l’un de ses journalistes. Il est inacceptable qu’il faille attendre des jours avant qu’une publication haineuse ou menaçante soit retirée.
Les gouvernements sont en mesure d’exiger plus de transparence des plateformes, notamment sur la question des algorithmes, qui attisent souvent l’agressivité. David Kaye, professeur de droit à l’Université de Californie à Irvine, affirmait au forum #CestAssez : « Cette transparence pourrait être extrêmement embarrassante pour plusieurs entreprises, une fois que nous verrions exactement comment elles fonctionnent. »
Actuellement, de nombreux services de police sont démunis face à la haine en ligne, encore plus lorsque celle-ci transcende les frontières. Les forces policières doivent développer une réponse efficace et coordonnée contre ces menaces, en se tenant prêtes à intervenir lorsque nécessaire.
Une industrie mobilisée contre la haine en ligne
La bonne nouvelle, c’est que la mobilisation a commencé. Les journalistes prennent conscience qu’ils ne sont pas seuls. Nous voyons un élan de solidarité et de collaboration sans précédent entre les médias. En octobre, 37 médias canadiens ont signé une déclaration commune3 contre le harcèlement en ligne. À l’international, 46 diffuseurs publics et associations médiatiques ont signé la Déclaration de Bruxelles4 en soutien à la sécurité des journalistes et à la liberté de la presse.
Nous remercions tous les médias qui nous épaulent dans cet effort au Canada comme dans le reste du monde. Ensemble, nous devons nous dresser contre ce danger et protéger les professionnels des médias. C’est dans notre intérêt à tous.
CATHERINE TAIT
PRÉSIDENTE-DIRECTRICE GÉNÉRALE DE RADIO-CANADA/CBC ET PRÉSIDENTE DU GROUPE DE TRAVAIL MONDIAL POUR LES MÉDIAS PUBLICS